Eclipse

✥ Briselames, en haut. ✥


- Tu crois que ce sera assez haut ?
- Hé bien.. dit-il en évaluant la distance entre eux et les vagues qui fracassaient les bords de falaise vers la gauche, nous le saurons bien assez tôt. De ce que nous savons.. c'est un enfant, je veux dire.. tu vois.. enfin, ça ne doit pas nécessiter une si grande chute. Un plongeon dans ce genre, on n'y survit pas.

D'un coup d'oeil incertain, le plus gros des deux lança le paquet vers la surface de l'eau sans trop prendre attention.
Un bruit sourd s'ensuivit. Une fois la besogne exécutée, ils chevauchèrent quelques heures et se rendirent dans une cabane délabrée entre Sombremont et Boisjoli, lieux de rencontre avec le client.

- C'est fait ? souffla-t-il en prenant une gorgée d'eau juste avant que sa tête s'incline faiblement vers l'arrière.
- C'est chose faite Monsieur. Nous l'avons lancé du haut d'une falaise dans le coin de Brise-Lames. Nul doute, vous n'en entendrez plus parler.
- Marée haute ou marée basse ? lança-t-il en haussant un sourcil, curieux, l'air sévère. Je vous ai mentionné dans ma missive qu'il fallait que la marée soit basse...
- Hé bien, ehm, elle était basse.
- En êtes-vous certains ?

L'homme se leva debout, au bord de la crise de nerfs. Tout en se pinçant l'arête du nez, il inspira profondément.

- Monsieur.. au son .. je vous confirme qu'elle était basse. déclara le second larbin qui avait été muet depuis le début de l'échange.
- Entendu. prononça l'homme en reprenant place sur la chaise juste avant de lancer une bourse de cuir vers le plus costaud. Voici votre paie, comme convenu. Maintenant foutez le camp.


✥ Briselames, en bas. ✥


- Dans l'idéal, il faudrait ramener plus de peaux que ce que nous avons pu recueillir. La neige sera là sous peu.
- Je sais bien Todrik, je ne suis pas idiot.. exprima Sogrund tout en s'assurant de bien étendre le mince matelas sur la paroi rocheuse de leur petite niche surélevée. Malheureusement, des phoques.. il n'en pleut pas et je ne peux pas t'en faire apparaître alors veux-tu bien ..

Un fracas inattendu vint couper la parole du sauvage. Tous deux redressèrent le regard vers la mer, plus précisément vers leur barque amarrée à un rocher pointu en contrebas. Celle-ci, chargée de plusieurs ballots de peaux de phoque, comptait désormais un nouveau paquet. Le duo s'empressa de sortir de leur petite niche afin d'examiner le colis.



- Par Aegir... qui peut jeter un enfant du haut d'une falaise.. ? murmura-t-il, saisit, tandis qu'il s'activait doucement à sortir le petit corps inerte du sac de jute. Balayant les cheveux de son petit visage rond, il l'examina prudemment, faisant bien attention de ne pas manipuler brusquement le corps. Un de ses bras présentait une fracture plus qu'évidente. Quelques traces de sang, les plus impressionnantes au niveau de son nez et de ses oreilles, cependant, le corps ne semblait pas trop abîmé pour une telle chute.

- C'est une fille.

✥ Val'Grole, l'arrivée. ✥


Une fois ramenée au village, la petite fût prise en charge par les soignantes et les guérisseurs. Son corps lavé, enduit de pommade à base de miel et d'huile de lavande, fût mis au repos dans une hutte éloignée du brouhaha des lieux. Le village en entier avait rapidement été informé qu'une jeune inconnue venait d'être repêchée en mer.

- Et puis Sotra ? Elle est toujours stable ? As-tu pu déterminer quelque chose en particulier sur la fillette ? Je veux dire, son âge... ou .. enfin, tu vois ?!

La vieille femme passa sa main ridée sur le coin de la mâchoire du barbare, un sourire bienveillant ornait son visage ridé.

- Elle est stable Sogrund, elle est stable. Je ne sais pas exactement quel âge elle peut avoir.. peut-être 10 ans tout au plus, difficile à dire.. indiqua Sotra en passant son bras au dos de l'homme pour le guider vers une table non loin. Il y avait une petite inscription sur sa robe.. impossible à lire. Il faudrait que tu puisses l'apporter au Grand Halvir, j'ose croire qu'il pourra déchiffrer ces mots que nous ne connaissons pas.

Le barbare pivota rapidement mais Sotra attrapa son bras fermement juste avant sa lancée.

- Tu sais.. c'est une sacrée chute. Je ne crois pas qu'elle puisse s'en sortir.. et.. si jamais elle s'en sort, je ne peux pas te dire qu'elle n'aura pas de séquelles.. tu comprends ce que je te dis ?

Le regard de la femme en disait long sur la sévérité de l'état de la petite. Il hocha la tête simplement, le bout de tissu en main. Avançant avec rapidité vers le Shaman, le sauvage comptait bien savoir ce qui était inscrit sur le repli de la petite robe. La vision laiteuse du vieillard parcourait l'inscription avec calme tandis qu'il tirait une petite bouffée de sa pipe. Sa hutte était ornée d'ossements et d'herbes séchées de toute sorte.

- Alors, Grand Halvir, qu'est-il écrit ?
- Hm.. fit-il en déposant le tissu dans les mains du grand blond. Pourquoi tiens-tu à savoir ce qui est brodé, fils ?

Le silence dura quelques instants, assez pour que le Shaman tire une nouvelle bouffée.

- C'est tout ce qu'il lui reste. Peut-être qu'elle se réveillera... Je pourrai éventuellement l'aider à retrouver les siens.

Le vieillard hocha lentement sa tête qui était ornée d'une gigantesque coiffe d'ours blanc, signe d'un rang notable.

- Némora de Morigny.


✥ Val'Grole, entre-temps. ✥


- Sogrund, le Grand Chef demande à ce que tu retournes en mer avec moi. Les temps froids arrivent et nous ne pouvons pas nous permettre de manquer de peaux. déclara Murkam, le commandant de la flotte, tout en tapant sur l'épaule du grand blond à plusieurs reprises en guise de motivation.

Au même moment, plusieurs marins s'activaient à transporter des caisses de vivres. Le périple était imminent.

- Est-il possible d'échanger ma place avec Todrik.. ? Je souhaiterais voir si la peti..
- Tu ne fais que parler d'elle ! trancha sèchement le capitaine, manifestement irrité. Ne crois-tu pas que les siens désiraient qu'elle disparaisse ? Elle doit être faible ! Et toi, le rêveur, tu la rapportes ici comme si c'était un petit pain chaud. Elle était destinée à la bouche de Ran la sombre, tu le sais comme moi.
- Ran ? échappe-t-il, choqué, tout en reculant la tête.
- Oui Ran ! Ne fais pas comme si tu étais surpris, elle devait mourir !

Le navigateur grogna vers son interlocuteur avant de balayer l'air de sa grosse main. Faisant volte-face, il se retourna vers Sogrund, le visage austère.

- Fais ton sac et fermes ta gueule le rêveur, on part en mer.

✥ Val'Grole, quelques jours plus tard. ✥


La première chose qui captiva son attention, toujours engourdie par la chute, fût les effluves qui embaumaient l'air ambiant. Les fumets d'eucalyptus et de lavande dansaient avec grâce au-dessus de sa tête tandis qu'elle se permit d'ouvrir faiblement les yeux. Au milieu de la hutte, une marmite se dressait au-dessus d'un petit amas de braises. Celle-ci avait pour but précis d'enrober le lieu d'une moiteur réconfortante.

Non loin, deux femmes s'affairaient à préparer quelques décoctions. Le visage tordu par une douleur lancinante, la petite se redressa mollement, à l'aide de son bras intacte, pour venir s'asseoir sur le rebord du lit.

- Madame.. lâche-t-elle, dans un murmure douloureux tout en posant sa main sur sa tempe. Où suis-je ?

La plus jeune des deux se précipita vers la fillette pour s'agenouiller près d'elle. Prenant sa petites mains dans les siennes, elle eut un léger sourire.

- Eh bien, tu es à Val'Grole. Nos chasseurs t'ont trouvé non loin de Brise-Lames.
- Val'Grole ? Brise-Lames ?! prononce-t-elle pendant que son regard alterne rapidement de gauche à droite.
- Comment te nommes-tu ma petite ?

La fillette posa ses grands yeux céruléens sur la soignante accroupie devant elle. Son regard semble surprendre, l'instant d'une seconde, la jeune femme. Un long silence plane jusqu'à ce qu'elle brise son mutisme.

- Je ne sais pas.


✥ Les Futaies, quelques années plus tard. ✥



- Väri de Ran ! Ton journal ! Il traîne encore ! Viens le ramasser sinon je le fous au feu !
- Oui oui j'arrive ! lâche l'adolescente avant d'attraper le petit carnet bourgogne d'un geste nonchalant.

La femme en profite pour lui tendre un bol de ragoût brunâtre qu'elle vint prendre de sa main libre avant de s'asseoir sur la table.

- Pourquoi de Ran ? lance-t-elle tout en prenant une bouchée de l'épaisse mixture faite de viande de toute sorte.
- Je te l'ai déjà dit des centaines de fois Väri. Page trois de ton journal. soupire la cuisinière, toujours dos à l'adolescente.
- Je sais.. dit-elle en fouillant rapidement à travers la troisième page du carnet, un peu perdue malgré l'information. Mais j'aime l'entendre de vive voix !

Tout en secouant sa tête, la femme eut un petit sourire avant de se tourner vers l'adolescente. Le village en entier s'était mobilisé pour soigner, aider et éduquer la petite étrangère. Quelques années après son arrivée, une jeune femme avait eu la brillante idée de lui acheter un petit carnet où elle pourrait transcrire ce qu'elle jugeait important afin de toujours l'avoir en tête.

- Väri.. nous t'avons fait un journal, dans des mots que tu connais.. il faut que tu t'en serves plus. Que tu t'en serves tout court, jeune fille !

Väri afficha un air piteux suivit d'un sourire complice vers la femme qui se tenait debout derrière la table couverte de farine. Vorane était celle qui s'apparentait le plus à une figure maternelle pour l'adolescente.

- Bon bon.. ! dit-elle tout en tapant sur son tablier couvert de farine. On dit de Ran, déesse qui règne aux fin fond de la mer, qu'elle repêche les noyés pour les tirer vers les abysses. Ses doigts fins s'allongent pour devenir de longs filets, récupérant ainsi les noyés. La légende dit qu'une fois dans son royaume, c'est avec tendresse et bienveillance qu’elle s'occupe de ceux qui ont péri. Néanmoins, toi, tu as eu de la chance.. disons le ainsi.. et c'est pourquoi le Grand Halvir à décidé de rendre grâce à Ran en te baptisant avec son prénom.

- Et Väri ?

- Allez ! Fais un effort ! mentionne la femme en levant les yeux au ciel au moment où l'adolescente reprend une cuillerée. Parce que väri signifie couleur en vieux Skornave.

✥ Valcoeur, aujourd'hui. ✥


Désormais femme, son visage rond était d'une beauté traditionnelle. Mis à part son regard, celui-ci agrémenté d'un éclat de grenat à son oeil gauche, rien en particulier n'attirait le regard chez elle. Outre, peut-être, son comportement... Tantôt énigmatique, tantôt évidente, la jeune femme semblait occasionnellement d'humeur inégale.  Elle portait habituellement ses cheveux détachés ainsi que des habits sobres. Väri sillonnait les rues de la cité neutre avec calme et cette ville, toujours aussi bondée, avait quelque chose d'énergisant. Une petite caisse de bois de cèdre, qui dégageait une odeur alléchante, se logeait sous son bras gauche.

- Väri ?! Est-ce bien toi ? souffla l'homme qui venait tout juste de croiser son chemin et même de la bousculer au passage.

La brunette se tourna, curieuse. Elle prit un moment pour évaluer le grand blond qui était assez âgé, incertaine de leur relation.

- C'est moi, Sogrund !

Un sourire courtois pris place sur ses lèvres puis elle haussa les sourcils envers le sauvage, immobile, semblant attendre la suite. Un comportement qu'elle adoptait couramment.

- Tu ne te rappelles donc de rien.. murmura-t-il un peu pour lui-même.
- Hé bien.. pour tout vous dire, je me rappelle parfois. Cela dépend des jours.
- Tu traînes toujours ton journal ? émet-il promptement.

Surprise, elle hocha une seule fois. Néanmoins, elle se douta que l'homme devant elle connaissait assurément sa situation puis elle se détendit progressivement, apprivoisée. Un simple étranger ne se doutait pas de l'état de sa mémoire altérée.

Déposant sa caisse sur un banc de marbre tout près, elle fouilla dans sa besace à la recherche du carnet à la reliure auburn pour lui tendre juste avant de se tourner. Le sauvage l'ouvrit puis il attrapa un bout de charbon refroidi qui traînait à quelques mètres d'eux, dans l'enceinte d'une petite cuisine extérieure. Sogrund tourna le calepin à l'horizontal et il s'appuya sur le dos de la femme. Refermant le livre promptement, il allongea le bras vers elle en lui lançant une messe basse.

- Je dois quitter, on m'attend au navire mais envois moi une missive dans une semaine, je serai aux alentours de Dourivage.
- Je n'y manquerai pas Sogrund ! lance-t-elle en lui envoyant la main.

Il reprit sa course en envoyant un dernier coup d'oeil vers la jeune femme. Väri se glissa sur le banc avec douceur, le visage encore décoré d'un air un brin désorienté. Le carnet en main, elle allait l'ouvrir quand elle fût déconcentrée par un passant qui venait d'échapper quelques pommes au sol. Les derniers rayons de la journée mouraient doucement quand, une fois ses commissions faites et ses ventes réalisées, elle alla à l'auberge se louer une chambre.
Dans la petite pièce, elle plia et déposa ses habits sur la chaise tout près du lit ainsi que sa besace vidée et ouvrit tout doucement son carnet afin de voir ce qui avait été noté pour la journée ou tout simplement ce qui était prévu pour demain. Médusée, elle arracha la page du journal et la fixa pendant de longues minutes avant se de laisser choir sur le lit, le papier toujours en main.

Et c'est à ce moment, au coeur de la cité neutre, que la jeune femme prit conscience de son passé trouble.
Naturellement, elle n'allait en prendre connaissance qu'en partie et sans doute uniquement pour ce soir...